Ancien vice-président de la Banque nationale suisse et professeur à l’EPFL, Jean-Pierre Danthine ne le contredit pas sur les difficultés à mobiliser la finance pour la transition, mais il insiste sur la «capacité surestimée» de celle-ci à jouer ce rôle moteur sans impulsion politique forte. Lui aussi observe que très peu d’investisseurs sont prêts à sacrifier le rendement sur l’autel du climat sans incitation fiscale adéquate. Mais là où Bürgenmeier attend des normes et des obligations, Danthine voit la solution dans la création de produits à impact vérifiable: «Si vous visez l’impact, n’attendez pas de surperformance. Pour être cohérent en matière d’investissements durables, il faudrait remplacer l’objectif de rendement par celui d’impact», tranche-t-il.
Le rôle des Etats
Cette position est confortée par Nicolas Pinaud, directeur adjoint à l’OCDE, qui souligne le rôle central des Etats dans l’accélération de la finance durable. Selon lui, la transition climatique et sociale suppose une implication active des pouvoirs publics selon quatre axes. Soit: des politiques publiques claires et incitatives, une transparence renforcée et harmonisée du reporting, une supervision effective des pratiques ESG et enfin un financement public ciblé pour amorcer des transitions coûteuses. «Sans ces piliers, la finance durable ne changera pas d’échelle», prévient-il. Cheffe de la rubrique économique au Temps, Aline Bassin souligne que «si on regarde les 40 000 entreprises cotées au niveau mondial, celles qui font du reporting en matière de durabilité représentent 86% de la capitalisation boursière. Mais en nombre, cela ne représente qu’un quart des entreprises. Les PME ne le font pas car elles n’y sont pas obligées et parce que c’est coûteux et compliqué.»
Attitude passive de la Suisse
Pour l’avocat genevois Antoine Amiguet, notre pays accuse un retard significatif en termes de durabilité des placements. Il déplore une régulation trop timide qui ne contraint ni les standards, ni les délais, ni la vérification des rapports ESG. L’article 964 du Code des obligations impose bien un devoir de rapport ESG pour certaines entreprises, mais il reste insatisfaisant: aucun standard, aucune vérification obligatoire, et la possibilité de publier ces rapports bien après les assemblées générales. «Le cadre reste trop mou, trop optionnel, alors que d’autres pays, notamment dans l’UE, ont pris une longueur d’avance.»
Quant aux agences de notation, elles sont pointées du doigt. Leurs méthodologies, jugées opaques ou trop divergentes, produisent des évaluations incohérentes. Une entreprise peut ainsi être bien notée chez l’un, mal classée chez l’autre. Pour plusieurs intervenants, cette absence d’un cadre standardisé alimente la confusion et ouvre la porte à l’écoblanchiment, au détriment de la lisibilité pour les investisseurs.
Immobilier: entre durabilité, coûts et accès
Le secteur immobilier, qui représente souvent plus d’un tiers des portefeuilles des caisses de pension, cristallise aussi les tensions entre performance, durabilité et faisabilité. Certains intervenants ont rappelé que la rénovation des bâtiments, bien que coûteuse, reste souvent plus vertueuse en termes de durabilité que la démolition-reconstruction, en raison de l’empreinte carbone liée à la phase de construction, notamment à l’usage du béton.
Grégoire Haenni est responsable des investissements de la Caisse de prévoyance de l’Etat de Genève. Il reconnaît que les travaux de rénovation énergétique peuvent peser sur la rentabilité et que la répercussion sur les loyers reste délicate. La dimension sociale doit être prise en compte. Grégoire Haenni défend une approche qualifiée d’«activisme constructif», à travers un dialogue et un accompagnement pour changer les habitudes.
Responsable investissements chez Patrimonia, Samuel Fauche souligne que la régulation énergétique s’est durcie dans certains cantons suisses, poussant les caisses de pension à des arbitrages parfois radicaux: garder un immeuble et le rénover à grands frais, ou le vendre si l’assainissement énergétique ne permet pas de maintenir une rentabilité suffisante. Il met en garde contre un excès de normes qui pourrait devenir contre-productif, en forçant des institutions à se défaire de certains actifs. Il évoque aussi les ping-pong réglementaires entre les services cantonaux, rendant difficile l’équilibre entre performance énergétique et maintien des loyers accessibles.
Entre ambitions et compromis
Du côté des entreprises, les discours se veulent à la fois volontaires et lucides. Directeur de l’économie circulaire chez Holcim Suisse, François Girod défend la stratégie climatique du groupe et constate l’écart avec la demande du marché: «La plupart de nos clients sont avant tout exigeants sur le prix et la qualité de nos produits.» Il souligne que pour décarboner, les incitations étatiques par le biais de subventions sont nécessaires. Quant au secteur de l’énergie, il existe une sorte de paradoxe entre assurer l’approvisionnement en électricité d’un pays et lutter contre le réchauffement climatique. Amédée Murisier d’Alpiq décrit une situation d’équilibriste car il faut produire du CO2 pour faire redémarrer une centrale et assurer la sécurité du réseau afin d’éviter un black-out, à l’image de ce qu’a connu la péninsule ibérique récemment.
Quel avenir pour les critères ESG?
En fin de forum, les derniers débatteurs se sont interrogés sur le thème: «Quels standards à l’avenir et que va-t-il rester des critères ESG?» Directeur de la Fondation Ethos, Vincent Kaufmann se montre confiant et lucide. Il rappelle que des vents contraires ont déjà soufflé par le passé et estime que la durabilité est désormais «trop ancrée dans les attentes sociétales» pour disparaître face au changement climatique actuel. «Il ne faut pas exclure des sociétés mais les accompagner et investir dans celles qui sont soucieuses des critères ESG, a insisté Luc Oesch, représentant du Centre patronal. Et ne surtout pas appeler l’État à s’immiscer dans leurs stratégies.» Il défend une approche pragmatique et regrette que l’on ne tienne pas suffisamment compte de la gouvernance par rapport aux deux autres critères. Les trois réunis demeurent un levier concret notamment sur les chantiers immobiliers, souligne Vincent Kaufmann.
Il ne faut pas exclure des sociétés, mais les accompagner et investir dans celles qui sont soucieuses des critères ESG
A travers son allocution ironique de clôture, l’humoriste Didier Charlet, en faux diacre, a eu le mot de la fin face aux convives amusés: «Le salut est dans le profit!»