« Dans le monde des fonds spéculatifs macro, Scott Bessent pourrait être considéré comme un membre de la famille royale », écrivait en 2018 un magazine financier australien. Côté royauté, cela va bien au-delà : l’homme que Donald Trump a choisi comme secrétaire au Trésor est un intime de Charles III, qui avait fait sa connaissance lors d’une visite à Charleston, en Caroline du Sud. Il contribue à ses fondations charitables et fréquente régulièrement Buckingham Palace. Dans un cabinet ministériel peuplé de pirates trumpistes, ce prince de la finance est une exception. Presque un anachronisme.
« Il ne disait jamais non à quoi que ce soit »
« Sans vouloir donner dans le cliché, au sein de l’équipe Trump il est l’adulte dans la pièce, estime Michael Weinberg, professeur à la Columbia Business School et ancien collègue chez Soros Fund. Un grand nombre de membres du cabinet sont des loyalistes politiques et ne sont peut-être pas aussi qualifiés que lui. » Est-ce pour cela que l’Attila-en-chef de la Maison-Blanche l’a choisi ? Donald Trump n’est pas du genre à se laisser impressionner par les ors des Windsor, moins criards que ceux de Mar-a-Lago. Mais il ne fait aucun doute que le président respecte la carrière dorée sur tranche de Bessent. « Trump aime les financiers et les hommes d’affaires qui réussissent », rappelle Stephen Moore, de l’Heritage Foundation, au Financial Times.
Et quelle réussite ! Cet homme dont la fortune oscille entre 500 et 700 millions de dollars a conquis ses grades à la force du poignet. « Mon père était investisseur dans l’immobilier, il a connu des hauts et des bas sur le plan financier et fait deux fois faillite », confiait-il récemment au podcast Capital Allocators. Dans un tel contexte d’« anxiété économique », Bessent pouvait rejoindre l’Académie navale, où la scolarité est gratuite. Problème : il est gay, un facteur rédhibitoire dans l’armée à l’époque. Il se tourne donc vers l’université de Yale, pépinière de l’élite, en alignant les boulots d’été pour payer ses études.
Il veut être journaliste, mais perd l’élection au poste de rédacteur en chef du journal étudiant. « Je suis resté quasiment cloîtré dans ma chambre pendant un mois, me contentant d’aller en cours et au réfectoire », racontera-t-il au Yale Alumni Magazine. Un jour, sur le campus, il tombe sur une petite annonce : Jim Rogers, gestionnaire de fonds à New York, cherche un stagiaire. Détail essentiel, il offre une place pour dormir dans le canapé du bureau. Bessent « était une feuille blanche, confiera Rogers, l’un des premiers partenaires du financier George Soros, au Sunday Times. Il ne savait pas ce qu’était une action. Il ne savait pas ce qu’était une obligation. Mais il était désireux d’apprendre, il était enthousiaste, ne disait jamais non à quoi que ce soit ».
Un pari contre le yen
La suite appartient à la légende. Le natif de Conway, petit bled de Caroline du Sud, apprend avec brio tous les métiers de la finance. Au point d’être repéré par Stanley Druckenmiller, qui le recrute dans le bureau de Londres du Soros Fund. Il sera aux premières loges du plus fameux coup de Soros, en 1992, qui lui vaudra le surnom d’« homme qui fit sauter la Banque d’Angleterre » : profiter des faiblesses du Système monétaire européen pour réaliser une attaque spéculative contre la livre sterling, un pari qui lui rapportera 1 milliard de dollars.
« Lorsque Soros et Druckenmiller ont mené cette grande opération sur la livre sterling, Scott était celui qui, à Londres, leur transmettait effectivement les informations, se souvient Michael Weinberg. C’est lui qui a vraiment insisté sur le fait que les Britanniques allaient devoir baisser les taux, ce qui fut bien sûr le catalyseur de la décision de sortir du Système monétaire européen, provoquant la chute de la livre. »
Après dix années chez Soros, Bessent part fonder son propre hedge fund, qui connaîtra un succès inégal. Il revient chez Soros en 2011 comme directeur des investissements, après, entre autres, avoir enseigné à Yale. Nouveaux succès, parmi lesquels un pari contre le yen qui génère près d’1 milliard de dollars de profit.
« Un plan pseudo-scientifique »
Quand le financier quitte pour de bon le fonds Soros, en 2015, il n’a plus rien à prouver. Il pourrait se dorer la pilule dans l’une de ses demeures prestigieuses et historiques – il les collectionne. Mais l’ancien sympathisant démocrate, qui avait organisé une levée de fonds pour Al Gore en 2000, a viré sa cuti politique au fil des années, devenant solidement républicain. S’il se lance à fond au côté de Trump, en 2024, c’est parce qu’il estime qu’une victoire démocrate serait catastrophique pour le pays.
Pour capter l’attention du républicain, il va devoir se faire sa place. Là où le candidat-Narcisse cherche constamment la lumière, le financier discret préfère l’ombre. « Ce n’est pas un reclus, mais Scott tient à sa vie privée, confie Weinberg. Et les personnes en qui il a confiance respectent sa vie privée. » Même s’il participe à quelques meetings de campagne, Bessent joue plutôt la carte du consigliere, à l’image de ceux qui peuvent avoir un rôle clé dans la mafia. Il est un Trump whisperer, un homme qui « parle à l’oreille du président », décrit le magazine Forbes.
Sur le site de Fox News, il publie une tribune dans laquelle il soutient les velléités protectionnistes du boss : « Utilisés de manière stratégique, les droits de douane peuvent augmenter les recettes du Trésor, encourager les entreprises à relancer leur production et réduire notre dépendance à l’égard de la production industrielle de nos rivaux stratégiques. » Le candidat est fâché avec les chiffres ? Scott lui mâche le boulot, lui vendant une « politique 3‑3‑3 » – réduire de moitié le déficit budgétaire pour le ramener à 3 % du PIB, doper la croissance à 3 % en déréglementant, produire 3 millions de barils de pétrole additionnels par jour. « Un plan pseudo-scientifique plus rose, plus magique et plus fragile que les fantasmes budgétaires du parti républicain de ces dernières décennies », commente Catherine Rampell, éditorialiste au Washington Post.
Un personnage du Parrain face à Zelensky
Bessent ne se contente pas de flatter, il attaque. Sur les plateaux de Fox News, en particulier, il canarde à tout va le parti démocrate et Kamala Harris, une « analphabète économique » dont l’élection provoquerait un krach et une dépression économique. Ce mélange de cajolerie et de pugnacité séduit le candidat : une fois Trump élu, et après une lutte au couteau contre des rivaux – et une brochette d’homophobes républicains – dans laquelle Bessent montre à quel point il s’est minutieusement préparé, le faux gentil remporte le gros lot. Le secrétaire au Trésor conseille le président et le Congrès sur la fiscalité et les dépenses publiques, ses propos peuvent faire grimper ou dégringoler la Bourse.
Jusqu’à présent, il s’est bien gardé d’enflammer Wall Street. Il ne dételle pas : un jour à Kiev pour tenter de faire signer à Volodymyr Zelensky un accord sur les terres rares, le lendemain occupé à limiter l’OPA d’Elon Musk sur les fichiers du Trésor. Le 25 février, il s’est tout de même permis de dresser un tableau pessimiste de l’économie, estimant que le secteur privé était en récession, même si les données officielles montrent que les entreprises continuent de croître et d’embaucher.
Deux camps se forment, parmi ceux qui l’observent. D’un côté, ceux qui s’inquiètent du zèle avec lequel il exécute les ordres de Trump, allant jusqu’à se comporter face à Zelensky comme un personnage du Parrain (« Il faut vraiment que vous signiez ça, sinon les gens à Washington seront très contrariés »). Ceux-là notent que Bessent est parfois allé plus loin que son patron, suggérant de nommer après l’élection un homme lige à la Réserve fédérale, un « président de l’ombre » que Trump aurait désigné comme grand argentier en attendant de pouvoir l’installer pour de vrai à la tête de la banque centrale américaine.
Une ligne orthodoxe sur le dollar
En face des sceptiques, le petit monde de la finance veut croire à la capacité de Scott Bessent à jouer un rôle modérateur auprès de Trump. Il défend officiellement les droits de douane, mais seulement comme un bâton pour changer les comportements des partenaires commerciaux. Ce qu’il résume en trois caractères : E2D, pour « escalate to de-escalate » (faire monter la pression pour obtenir des résultats, puis la relâcher).
Sur le dollar, il prône pour l’instant une ligne orthodoxe : « Scott, Stan [Druckenmiller], George [Soros] et moi-même sommes d’avis qu’en fin de compte la force du dollar et la capacité du pays à emprunter sont une nécessité, insiste Michael Weinberg. Nous sommes tous d’accord pour dire que si vous êtes imprudent sur le plan fiscal, les monnaies finissent par être dévaluées, comme cela a été le cas pour le mark dans la république de Weimar. On sait où cela conduit. » Nous voilà rassurés : qui diable aurait l’idée de reprocher à Donald Trump d’être imprudent sur le plan fiscal ?