Depuis la grande crise financière mondiale de 2007-2008, les marchés financiers internationaux ont connu plusieurs transformations structurelles. Le dernier rapport de la Banque des règlements internationaux (BRI), la banque centrale des banques centrales, vient mettre en lumière ces évolutions, qui interrogent sur la stabilité du secteur et la possibilité d’une nouvelle crise. Tour d’horizon en cinq graphiques.
1/ Les Etats, emprunteurs les plus dynamiques sur les marchés
Les acteurs privés non financiers (les ménages et les entreprises) empruntent plus que les Etats. Selon les dernières données de l’Institute of International Finance, un club de banquiers privés, à la fin 2024, la dette totale mondiale des ménages et des entreprises s’élevait à un peu plus de 150 000 milliards de dollars contre 95 000 milliards pour les Etats.
Les Etats ont été les emprunteurs les plus dynamiques sur les marchés obligataires depuis la crise
Mais cette photo de la dette à un instant T (le stock), ne nous dit pas grand-chose du film des dernières années (les flux). Et en la matière, les Etats ont été les emprunteurs les plus dynamiques sur les marchés obligataires depuis la crise. Car les acteurs économiques ne se financent pas seulement via le crédit bancaire. Ils peuvent émettre des obligations, ce que les Etats font beaucoup.
La BRI montre qu’entre le premier trimestre 2009 et le dernier trimestre 2024, les crédits bancaires aux ménages ont progressé de 44 % et ceux aux entreprises de 67 %. Dans le même temps, les obligations émises par les entreprises ont crû de 117 % et les emprunts obligataires des Etats de 162 %.
La crise financière, la pandémie mondiale et l’invasion russe de l’Ukraine ont nourri les déficits et les dettes publiques mais également, pour certains pays dont la France, la mauvaise gestion budgétaire. Désormais, « les créances sur l’Etat ont remplacé le crédit au secteur privé comme principal moteur de la croissance globale du crédit », précise la BRI.
2/ Une baisse de l’endettement des acteurs financiers
Dans le même ordre d’idée, la BRI note que durant les quinze années qui ont suivi la crise, les dettes des institutions financières (banques, fonds d’investissement…) ont arrêté de progresser. Leur poids a même diminué, équivalent à 77,7 % du PIB mondial à la fin 2024 contre 89 % au premier semestre 2008.
Ce constat est important car la forte progression de la dette des acteurs financiers a été l’une des causes de la montée de la bulle spéculative du début des années 2000 : elle était équivalente à 58,6 % du PIB début 2000 avant d’atteindre, on l’a dit, les 89 % début 2008. Le recours à un endettement croissant des banques et des fonds d’investissement a toujours été dans l’histoire un signe de forte spéculation, annonciateur de crises financières à venir.
3/ La finance de l’ombre dépasse les banques
La transformation la plus impressionnante survenue depuis 2007-2008 tient à la hiérarchie de l’intermédiation financière entre les banques et les autres acteurs de la finance.
Pour rappel, les ménages et les entreprises disposant d’épargne peuvent les confier à des banques, qui distribuent des crédits, ou bien à des fonds d’investissement, des compagnies d’assurances qui les placent sur les marchés.
Au moment de la crise, les deux types d’acteurs pesaient à peu près du même poids. Depuis, entre 2009 et 2023, les actifs gérés par les banques sont passés de l’équivalent de 164 à 177 % du PIB mondial. Mais dans le même temps, ceux des acteurs financiers non bancaires sont passés de 167 à 224 %.
Le poids croissant, et rapidement, de cette « finance de l’ombre » inquiète d’autant plus les régulateurs que ses liens avec le secteur bancaire n’ont cessé de progresser. C’est vrai aux Etats-Unis mais également en France où les banques sont en lien avec la finance de l’ombre américaine.
4/ Une nouvelle mondialisation financière
Toutes ces transformations ont provoqué un remodelage de la mondialisation financière.
« Après la crise financière mondiale, l’intermédiation financière internationale s’est déplacée des activités des banques impliquées dans les prêts transfrontaliers vers celles des investisseurs de portefeuille internationaux sur les marchés obligataires mondiaux », analyse la BRI.
Pour autant, l’institution démontre que les banques ne sont pas absentes de cette évolution. Elles l’ont même facilité. Les créanciers qui investissent un peu partout dans le monde doivent notamment se protéger contre les variations inopinées des taux de change. Et ce sont les banques qui leur ont offert ce service de couverture des risques de change.
Cela a permis aux acteurs financiers non bancaires de jouer un rôle de plus en plus important dans le financement des dettes publiques des pays avancés. En particulier de la dette publique américaine : environ 90 % des activités de couverture de change ont le dollar comme contrepartie.
5/ La montée en puissance des stablecoins
Dans un chapitre spécial consacré aux cryptoactifs, le rapport de la BRI avoue d’emblée qu’il est difficile de prédire aujourd’hui quel rôle exact ces nouveaux produits joueront dans le système monétaire et financier mondial. Mais le souhait de la banque centrale des banques centrales est clair : le plus petit possible !
Le chapitre est centré sur les plus tentants des cryptoactifs : les stablecoins. Ces derniers sont des cryptos dont l’émission est gagée par la constitution de réserves permettant à ses détenteurs de l’échanger à volonté contre la vraie monnaie d’un pays – en l’occurrence contre des dollars car les deux stablecoins d’importance le USDT (Tether) et le USDC (Circle) sont calées sur le dollar.
Contrairement à d’autres cryptos comme le Bitcoin, dont la valeur en dollar suit d’importantes fluctuations, les stablecoins – comme leur nom l’indique – bénéficient d’une valeur plus stable : on sait à l’avance à quel taux on peut les changer contre des dollars. Leur intérêt pour leurs détenteurs réside dans la possibilité d’échapper aux commissions des banques et de disposer de la protection de la blockchain.
Attention, dit toutefois la BRI, ces stablecoins n’ont pas que des avantages. D’abord, si vous pouvez accepter de payer et d’être payé en Tether, en Circle ou autre, vous prenez un risque : il n’y a pas de banque centrale pour assurer le règlement des transactions et garantir les « taux de change » entre les différentes cryptos. La valeur de l’une par rapport à l’autre peut varier au fil de la confiance respective que les financiers leur accordent. Et même si elles sont censées pouvoir être échangées un pour un avec des dollars, on note que ce n’est pas toujours le cas.
Deuxième danger : si, d’un coup, l’économie réclame beaucoup plus de Tether par exemple, il faut que l’institution puisse trouver rapidement le montant de dollars équivalent, ce qui n’est pas forcément facile. Enfin, de par le caractère anonyme des détentions, ces cryptos réinventent les vieux « bons aux porteurs », ces titres financiers qui ont fait les beaux jours des mafias et des fraudeurs fiscaux, et ce de manière internationalisée.
Risque d’instabilité
A cela s’ajoute un autre élément. Les émetteurs de ces stablecoins ne gardent bien évidemment pas des dollars dans un coffre mais les placent, en particulier en bons du Trésor américains, devenant ainsi des détenteurs importants de la dette publique. S’ils se retrouvent en difficulté, le plus grand marché des dettes publiques s’en trouve affecté.
La BRI n’aime pas du tout ces nouvelles « monnaies » et la concurrence qu’elles se livrent
Bref, la BRI n’aime pas du tout ces nouvelles « monnaies » et la concurrence qu’elles se livrent. On a l’impression de se retrouver dans les Etats-Unis du XIXe siècle, entre les années 1830 et 1860, quand les différentes banques proposaient leur propre monnaie aux clients – déjà garanties par des bons du Trésor – et se livraient une compétition. Cette période d’instabilité monétaire, de faillites, de fraudes et de bazar réglementaire a conduit à une plus grande centralisation des décisions, jusqu’à la création de la banque centrale en 1913.
En conclusion, la BRI résume les deux scénarios que peuvent choisir les autorités. Dans le premier, elles font en sorte que ce genre de monnaies ne se développent pas. Dans l’autre, elles laissent proliférer les monnaies numériques privées. Dans ce cas-là, écrit-elle, la société devra « réapprendre les leçons historiques sur les limites d’une monnaie instable, au prix de véritables coûts sociaux ». C’est malheureusement exactement la voie qu’a choisie Donald Trump, au détriment des Etats-Unis et du reste du monde.