Avait-elle autre chose de plus important en tête ? Sûrement. Au hasard : le jugement du procès pour détournement de fonds publics qui obscurcira quelques semaines plus tard son avenir politique. Mais le 11 mars, Marine Le Pen était en Normandie, en visite dans l’EPR de Flamanville. Et l’une de ses phrases a fait mouche, au sein du milieu crypto français. Au détour d’une prise de parole face à la presse, la chef de file du RN a proposé que le nucléaire puisse aider à miner du bitcoin [NDLR : opérer des calculs informatiques validant des transactions, avec à la clef une rémunération en bitcoins]. Cela, afin de réguler leur consommation et exploiter leur surplus de production.
Le sujet est très technique, mais les bénéfices sont en revanche plus simples à comprendre : à la revente, le bitcoin se monnaye environ 77 000 dollars l’unité actuellement. De quoi, si le plan se déroule sans accroc, financer grâce au minage des dépenses d’infrastructure, “notamment la maintenance et la rénovation des réacteurs”.
Un débat sur le minage
Cet exemple d’intégration est de plus en plus mis en avant par les fervents défenseurs des cryptoactifs, dont le bitcoin est l’emblème. Il est inspiré du Texas, un Etat républicain américain où le minage est bien implanté au sein du système énergétique. En Europe, l’activité demeure plus rare. Le géant des télécommunications allemand Deutsche Telekom est l’une des rares grandes compagnies à miner du bitcoin grâce à de l’énergie excédentaire, dans le cadre d’un projet pilote, bien que d’autres utilisations de l’énergie – ou de la revente pure – puissent être préférées. L’intelligence artificielle en réclamera aussi beaucoup, en continu, par exemple. Et la technologie peut constituer un intérêt hautement stratégique.
Le débat est ouvert. “Pourquoi solliciterait-on de l’énergie afin de nourrir l’industrie crypto non productive, et qui n’a pas d’utilité sociale avérée ?”, cingle la journaliste et essayiste Nastasia Hadjadji, auteure de l’ouvrage No Crypto, comment Bitcoin a envoûté la planète (Divergences, 2023). Deutsche Telekom a reconnu le caractère politique de la démarche. “Nous soutenons le développement de Bitcoin”, a admis sans fard l’un des porteurs de projet allemand au journal La Tribune.
Convergence d’idées…
Peu de temps avant Marine Le Pen, une autre femme, la députée européenne de Reconquête Sarah Knafo, draguait elle aussi ouvertement le monde crypto. Au Parlement européen, l’élue d’extrême droite a vanté les mérites d’une réserve stratégique de bitcoins. Une copie quasi conforme de la proposition de Donald Trump : le nouveau président populiste américain a signé un ordre exécutif afin de constituer un stock de ces cryptoactifs, pour l’heure issus de saisies judiciaires. L’objectif : capitaliser sur la hausse du cours du bitcoin, et engranger des bénéfices à long terme. En Europe, l’idée a pour le moment été vite balayée par la présidente de la Banque centrale européenne Christine Lagarde, qui défend des réserves “liquides, sûres, sécurisées”. Ce qui n’est pas, de son avis, des caractéristiques propres au bitcoin.
Deux partis, et en somme, deux lignes d’attaque différentes. Aurélien Lopez Liguori, député RN de l’Hérault et tête pensante sur le numérique au sein de son parti, estime que le bitcoin “peut être un moyen parmi d’autres de financer la réindustrialisation”. Le cryptoactif est perçu comme un atout comme un autre pour la “souveraineté”, la clef de voûte de la stratégie économique du RN. Reconquête, lui, surfe directement sur les propositions de Donald Trump, qui ont fait le tour du monde. Ce qui n’a cependant rien d’incohérent avec les fondamentaux de la formation politique : “La ligne économique de Reconquête est libérale et peu favorable à une intervention de l’État dans la politique monétaire. Il apparaît donc plutôt logique que le parti fasse la promotion du bitcoin, par essence décentralisé”, décrypte Grégory Raymond, journaliste spécialisé crypto pour le média The Big Whale, et auteur de l’ouvrage : Bitcoin, cryptos, l’enjeu du siècle (Talent Editions, 2025).
L’extrême droite et le secteur crypto ont en effet des visions économiques qui convergent. En témoignent, entre autres, leur hostilité partagée envers les banquiers centraux et la monnaie comme l’euro. Mais le rapprochement va peut-être au-delà. Dans son ouvrage, la journaliste Nastasia Hadjadji rappelle également la proximité des pionniers du bitcoin avec le libertarianisme, une idéologie classée très à droite, qui englobe des principes économiques et sociaux. Notamment, un maximalisme en matière de liberté d’expression, comme le défend Elon Musk sur sa plateforme de réseau social X (ex-Twitter), avec toute l’hypocrisie et les dérives associées.
…Ou simple opportunisme ?
D’autres terrains d’entente semblent plus opportunistes. Donald Trump, encore lui, l’a montré. Autrefois très critique du bitcoin et des actifs numériques, le milliardaire a promis monts et merveilles au secteur lors de sa campagne pour la Maison-Blanche, dont des assouplissements réglementaires. L’écosystème grossit depuis plusieurs années – il a atteint en début d’année un record de 3700 milliards de dollars de capitalisation. Des gestionnaires d’actifs comme BlackRock ou Fidelity ont lancé, ces dernières années, des produits financiers (ETF) répliquant la performance du roi des cryptos avec beaucoup de succès. Sa tactique a fonctionné. Des dizaines de millions de dollars du monde crypto ont ainsi afflué pour sa campagne, ainsi que son investiture. Nul doute que cela fait cogiter les partis d’extrême droite, qui peine parfois à se financer auprès des établissements bancaires traditionnels. La France dispose d’une florissante industrie crypto, avec en tête de proue Ledger, spécialisée dans la sécurisation des portefeuilles crypto. La licorne – une entreprise valorisée plus d’un milliard d’euros – avait déjà accueilli dans ses locaux Éric Zemmour, juste avant la présidentielle 2022.
Puis, alors que la crypto s’immisce dans la société, un électorat se dessine tout doucement. Selon un rapport dévoilé ce jeudi par l’Adan, le principal lobby français du secteur, 10 % des Français détiennent aujourd’hui des cryptoactifs, et près de la moitié ne seraient pas réfractaires à l’idée d’en acquérir. Par ailleurs, la quasi-totalité des habitants du pays en ont déjà entendu parler : une notoriété inédite. D’autres caractéristiques chez les détenteurs peuvent attirer l’attention des partis d’extrême droite. La crypto intéresse des hommes, jeunes, situés dans toute la France, et appartenant plutôt à la classe moyenne – 42 % perçoivent moins de 30 000 euros annuels. Une population que touche aujourd’hui le RN, par exemple, comme le montre la sociologie des électorats publiée par l’institut Ipsos à l’occasion des élections législatives de 2024.
Tous ces éléments semblent inquiéter le gouvernement. Depuis les prises de position publiques du RN et de Reconquête, la ministre dédiée au Numérique et de l’Intelligence artificielle, Clara Chappaz, reprend le sujet à bras-le-corps. L’ancienne directrice de la mission French Tech a, elle aussi, fin mars, suggéré à EDF de se pencher sur la question du minage de bitcoin. Dans le même temps, Bpifrance, la banque d’investissement publique, a débloqué une enveloppe de 25 millions d’euros en actifs numériques (tokens) pour soutenir les entreprises spécialisées dans la blockchain, le soubassement technologique derrière les cryptoactifs. Jeudi, la ministre déambulait à la Paris Blockchain Week, un évènement phare du secteur organisé au Carrousel du Louvre. “Ajouter crypto à mon titre officiel ? Ce serait une bonne chose”, s’est-elle amusée, au cours d’une discussion. Son cabinet, à L’Express, dément un regain d’intérêt lié au contexte politique. “Il ne faut pas se méprendre : les crypto-actifs n’ont jamais cessé d’être un sujet stratégique pour l’État depuis 2016 et les premières actions d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie. Si l’actualité a récemment mis l’intelligence artificielle sous le feu des projecteurs, cela ne signifie en rien un désintérêt pour les technologies blockchain et l’écosystème Web3”, glisse-t-il à L’Express. Il y a quelques jours, elle déclarait néanmoins au média The Big Whale : “Nous devons absolument éviter que le débat sur les cryptos soit accaparé par une seule famille politique. J’encourage tous les acteurs à investir ce terrain pour éviter les récupérations idéologiques dommageables.”
“Bitcoin se fiche du politique”
Le milieu crypto, lui, se défend pour l’heure de toute préférence. “Bitcoin se fiche de la parole du politique”, distingue Jean-Charles Galli, enseignant en géopolitique et co-auteur de l’essai Bitcoin, le choc géopolitique (Armand Colin, 2025). “Il permet seulement à tout un chacun de réaliser des transactions libres en dehors du système financier traditionnel.” Même type de discours entendu à la Paris Blockchain Week, un évènement phare du secteur organisé au Carrousel du Louvre. “Pour nous, le bitcoin et les cryptoactifs sont juste un investissement aussi légitime qu’une action”, complète Alexis Bouvard, directeur général France du courtier Bitpanda, qui met ainsi l’accent sur l’intérêt purement financier des nouveaux acquéreurs de cryptos. “Loin des préjugés, les cryptomonnaies sont utilisées par les français pour leurs paiements (20% des détenteurs) et en tant que placements à long terme (+de 40%)”, abonde le cabinet de la ministre du Numérique. “Il est donc essentiel de reconnaître cet écosystème comme un secteur économique à part entière porteurs de nouveaux usages grand public et non comme un objet politique.”
Pour autant, beaucoup ont compris que le politique pouvait être un marchepied intéressant. Et tiennent à voir le verre à moitié plein lorsqu’on les questionne sur l’image que Donald Trump et son meme coin très controversé donnent aux cryptoactifs et au bitcoin. “Cela peut être dommageable, et il y a des conflits d’intérêts, cependant il met en lumière le secteur et tend à légitimer notre présence”, fait valoir Alexis Bouvard. “Quand les Etats-Unis, le premier marché du monde et la première puissance économique mondiale, se positionnent sur les cryptoactifs dont le bitcoin, cela peut conduire d’autres en faire autant…”, souffle Jean-Charles Galli. Si le bitcoin est décrit comme “libre” et “neutre”, son écosystème semble paradoxalement raffoler des soutiens politiques, d’où qu’ils viennent. En France, un think-tank, l’INBI (Institut national de Bitcoin), a été créé en mars, afin de sensibiliser sur le sujet. L’une de ses premières rencontres n’a pas eu lieu avec l’extrême droite. Mais, de manière plus surprenante, avec l’ancien président socialiste, François Hollande.
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