La Caisse de dépôt et placement du Québec participe-t-elle à « l’économie du génocide » à Gaza, comme l’affirme une rapporteuse spéciale des Nations unies dans un rapport récent ?
La question est importante pour plusieurs raisons. Le sujet est grave et comporte des implications morales considérables. L’accusation provient des Nations unies, qui n’est pas précisément la binerie d’à côté. Elle concerne notre argent.
Enfin, l’explosion imminente des dépenses militaires au Canada et ailleurs créera d’importantes occasions d’investissement au cours des prochaines années. Le moment ne pourrait être meilleur pour réfléchir à l’éthique des placements liés à la défense.
C’est la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de la personne dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, Francesca Albanese, qui a rédigé le rapport intitulé De l’économie de l’occupation à l’économie du génocide1.
Avec une poignée d’autres institutions internationales, la Caisse de dépôt et placement du Québec y est directement visée. La rapporteuse affirme que l’institution détient pour 9,6 milliards de dollars de participations dans des entreprises qui encouragent la destruction de Gaza et la mort de ses habitants.
Est-ce bien le cas ? J’ai parlé à des experts en gouvernance. J’ai aussi parlé à Isabelle Adjahi, vice-présidente aux communications, et à Michel Lalande, premier vice-président aux affaires juridiques, de la Caisse. J’en conclus qu’il n’y a pas de réponse simple à cette question.
« Sans vouloir disculper la Caisse, je trouve que le rapport perd de son mordant en visant trop large », commente Michel Magnan, professeur titulaire de la chaire Stephen A. Jarislowsky en gouvernance d’entreprise à l’Université Concordia.
François Dauphin, PDG de l’Institut sur la gouvernance, se montre aussi réticent à blâmer la Caisse.

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François Dauphin, PDG de l’Institut sur la gouvernance
« C’est complexe, il y a énormément de variables à considérer », observe-t-il, prudent.
La Caisse conteste le chiffre de 9,6 milliards avancé dans le rapport de la rapporteuse spéciale. C’est que ce montant inclut des investissements dans des multinationales comme Microsoft, Amazon ou Alphabet (Google). La rapporteuse reproche à ces entreprises de faire des affaires avec le secteur militaire israélien. La Caisse plaide que ces multinationales ne réalisent qu’une faible portion de leurs affaires en Israël et trouve injuste de considérer l’ensemble de ces investissements comme soutenant la guerre.

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De la fumée s’élevant dans le ciel de Jabalia, dans le nord de Gaza, à la suite de frappes israéliennes, mercredi
Dans les faits, la Caisse affirme qu’à peine 0,05 % de son portefeuille, soit moins de 300 millions de dollars, est investi dans des entreprises situées en Israël ou dans les territoires occupés. Surtout, elle souligne avoir cessé tout nouvel investissement dans le pays à la suite du conflit avec Gaza. Cela inclut tant les investissements directs que ceux réalisés dans de nouveaux fonds qui, eux, investiraient dans des entreprises israéliennes. Il me semble qu’il s’agit d’une décision essentielle qui ne figure pas dans le rapport de l’ONU.
Ce rapport soulève néanmoins des questions importantes. Le 7 octobre 2023, le Hamas a lancé une attaque atroce contre des Israéliens. S’en est suivie une terrible réplique qui a pratiquement anéanti la bande de Gaza et cause toujours d’infinies souffrances aux Gazaouis.
Or, entre 2023 et 2024, la Caisse a pratiquement triplé ses investissements dans Lockheed Martin, une multinationale américaine qui fournit notamment des avions de combat à Israël. Disons que ça ne paraît pas très bien pour notre bas de laine.
La Caisse se défend en disant que ces investissements n’ont pas été faits « par conviction », mais parce qu’elle s’est retrouvée plus exposée aux titres américains parce qu’elle avait modifié un indice à l’interne en 2024. Cette défense m’apparaît peu convaincante. La Caisse a quand même la responsabilité de vérifier dans quelles poches aboutissent les fonds qu’elle gère !
Le Canada affirme qu’il s’est assuré d’arrêter toute vente de matériel militaire à Israël par des entreprises canadiennes depuis l’offensive sur Gaza. Si la Caisse finançait pendant ce temps des entreprises étrangères qui, elles, vendaient des armes à Israël, j’y vois un grave problème.
L’institution québécoise affirme avoir « révisé fortement » sa position dans Lockheed Martin depuis, si bien que celle-ci est aujourd’hui « quasiment nulle ». Mais on peut se demander si elle a réagi trop tard.

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Une scène de désolation dans la vieille ville de Gaza, où un Palestinien marche à travers les décombres
La rapporteuse souligne aussi que la Caisse a fortement haussé sa participation dans Caterpillar et Hyundai pendant la même période. Selon le rapport, les équipements de ces deux entreprises ont été utilisés par Israël « pour démolir des maisons palestiniennes et des infrastructures ».
Ces cas choquent moins François Dauphin, de l’Institut pour la gouvernance, qui souligne qu’un bulldozer Caterpillar peut être utilisé autant pour construire une école que pour démolir une maison.
« Caterpillar jouissait d’une bonne réputation il y a quelques années parce qu’ils avaient fait beaucoup de dons en Ukraine. Maintenant que ses équipements sont utilisés par Israël, on les pointe du doigt », souligne-t-il pour illustrer la difficulté pour les investisseurs d’y voir clair.
Le dilemme touche également l’ensemble du secteur de la défense. Oui, une entreprise comme Lockheed Martin fabrique des jets, des missiles et des systèmes de combat conçus pour tuer. Mais ces mêmes équipements permettent aussi à l’Ukraine de se défendre et aux pays de l’OTAN d’assurer leur sécurité.
Avec la hausse à venir des dépenses militaires des pays de l’OTAN, les occasions de rendement sont d’ailleurs prometteuses dans le secteur de la défense. Les investisseurs devraient-ils l’éviter ? La question est complexe et il faut se méfier des réponses simples.
La question des multinationales qui font des affaires partout, y compris en Israël, est également complexe. La Caisse détient par exemple une participation dans Airbnb, montrée du doigt par la rapporteuse pour afficher des logements dans les territoires occupés. On s’entend que c’est troublant. En se regroupant, les investisseurs comme la Caisse pourraient-ils faire pression sur l’entreprise pour qu’elle cesse ces pratiques ? Il me semble que oui.
Il est possible d’être proactif. Le Fonds de pension gouvernemental de Norvège, le plus important fonds souverain au monde, a par exemple vendu ses parts dans au moins deux entreprises à cause de leur implication alléguée à Gaza2. Mais preuve que rien n’est simple, l’institution norvégienne est quand même blâmée dans le rapport de l’ONU.
François Dauphin souligne que des firmes comme Sustainalytics ou S&P Global notent les entreprises selon ce qu’on appelle les critères ESG (pour environnementaux, sociaux et de gouvernance).
« Or, la question de la guerre ne semble pas être considérée dans les scores ESG, dit-il. J’ai l’impression que ces agences de notation ne remplissent pas pleinement leur rôle. Pourtant, on aurait besoin de se fier à des sources tierces, parce que les investisseurs n’ont pas les ressources pour tout suivre. »
Conclusion ? Le rapport de la rapporteuse de l’ONU soulève des questions importantes. Ce qui se déroule actuellement à Gaza est profondément inhumain et la Caisse a la responsabilité de s’assurer que l’argent des Québécois n’y contribue pas. Mais ces questions sont complexes et il est impératif d’éviter les raccourcis.
Le besoin de pousser la réflexion – et de déterminer des balises pour évaluer quels placements sont éthiques et lesquels sont problématiques – me semble criant.
1. Consultez le rapport de la rapporteuse spéciale des Nations unies (en anglais)