Mai 2023. Le Palais des Festivals de Cannes est bondé pour la cérémonie de clôture de la grand-messe du cinéma. Au moment de recevoir la Palme d’or pour Anatomie d’une chute, la réalisatrice française Justine Triet peste contre le gouvernement d’Emmanuel Macron en ces termes : « La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle. »
Deux ans après, force est de constater que notre système français très favorable au cinéma reste, au contraire, debout. Via un mécanisme complexe qui oblige les diffuseurs à investir dans les œuvres françaises et aussi via quatre taxes (de 10 % sur les entrées en salles et de 5 % sur les recettes publicitaires ou d’abonnement des télévisions et des plateformes, gratuites et payantes, et des fournisseurs d’accès à internet, NDLR) qui financent le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), il permet au secteur de recevoir des centaines de millions d’euros chaque année. La législation française oblige les diffuseurs à participer à l’écosystème en consacrant une partie de leur chiffre d’affaires au cinéma.
Pour les plateformes de streaming, un décret prévoit leur participation à hauteur d’au moins 20 % de leur chiffre d’affaires en France, dont 80 % sont consacrés à la production audiovisuelle et 20 % à la production cinématographique. Cette part peut monter à 25 % du chiffre d’affaires pour les services qui proposent des films moins de douze mois après leur sortie en salle. Quoi qu’il en soit, les chaînes et plateformes doivent néanmoins négocier avec les organisations du cinéma (BLIC, BLOC et ARP) afin de déterminer leurs engagements précis.
Le chèque en or de Canal+
Canal+ reste aujourd’hui le principal bailleur du septième art, le cinéma restant le premier motif d’abonnement. Il vient de signer un nouvel engagement de trois ans. En contrepartie d’un investissement total de 480 millions d’euros sur trois ans (150 millions d’euros en 2025, 160 millions en 2026 et 170 millions en 2027), il peut continuer de diffuser les films sur Canal+ et Ciné+ OCS six mois après leur sortie en salle. Il est ainsi le premier dans la chronologie des médias qui organise la fenêtre d’exploitation de chaque diffuseur en fonction de son niveau de financement dans les films français.À LIRE AUSSI EXCLUSIF. « Secret People » : le nouveau projet du créateur du « Bureau des Légendes » Un avantage non négligeable par rapport aux concurrents. Auparavant, entre 2022 et 2024, la filiale de Vivendi cotée à la Bourse de Londres consacrait entre 190 et 200 millions d’euros à l’industrie cinématographique. Elle a donc réduit le montant de son chèque. L’année dernière, Canal+ a notamment préacheté 121 films pour une somme totale de 140 millions d’euros. Parmi eux figurent des longs-métrages dont les budgets dépassent les 10 millions d’euros tels que les thrillers Chien 51 de Cédric Jimenez et 13 jours, 13 nuits de Martin Bourboulon.
France Télévisions devant Netflix
France Télévisions est le deuxième financeur du cinéma français, « le premier en clair », insiste le groupe audiovisuel public, avec 80 millions d’euros par an. Il a signé un accord sur cinq ans (2024-2028) dans lequel il s’engage à investir au moins 80 millions d’euros par an dans les œuvres cinématographiques européennes ou françaises, dont au moins 65 millions d’euros en préfinancement dans au moins 60 films.
Il pourra ensuite les diffuser vingt-deux mois après leur sortie en salle et les garder pendant trente jours en replay. En 2024, France Télévisions a investi 66 millions d’euros en préfinançant 67 films, selon le bilan du Film français. Le groupe public mise notamment sur les films d’auteur, comme le montre le pré-achat de Que ma volonté soit faite, le deuxième film de la réalisatrice franco-polonaise Julia Kowalski, dont le premier s’intitulait Crache cœur.
Premier financeur parmi les services de médias audiovisuels à la demande (SMAD), Netflix indique avoir déboursé une cinquantaine de millions d’euros en faveur du cinéma français, tant en 2024 qu’en 2023. Des films comme Jeanne du Barry, de Maïwenn, Yannick, de Quentin Dupieux, ou Les Segpa au ski ont été diffusés en première fenêtre après la sortie en salle. La firme de Los Gatos doit néanmoins attendre quinze mois après la sortie en salle pour diffuser les films qu’elle finance. Avec une participation à hauteur de 20 % de son chiffre d’affaires, elle souhaite réduire ce délai à douze mois comme le permet le décret SMAD. Une renégociation est en cours à ce sujet.
TF1 investit, lui, 52 millions d’euros par an, dont 42 millions en préfinancement. Il a augmenté ses investissements de 3,5 % à 3,65 % de son chiffre d’affaires global net éditeur et préfinance en moyenne 19 films européens ou d’expression originale française minimum par an. Comme France Télévisions, il peut désormais exploiter les œuvres préfinancées durant trente jours en replay sur sa plateforme TF1+.
Montée en puissance de Disney
Petite révolution au pays d’Astérix : Disney se place en quatrième position, à la suite de l’augmentation de ses investissements, selon nos informations, à environ 38 millions d’euros par an (115 millions sur trois ans), soit trois fois plus qu’auparavant. Grâce à cet effort portant sa participation à 25 % de son chiffre d’affaires net annuel généré en France pour financer des œuvres cinématographiques et audiovisuelles, le géant hollywoodien a avancé dans la chronologie des médias.
L’enjeu était de taille : il lui fallait pouvoir proposer rapidement ses productions à ses abonnés, au risque de devoir faire l’impasse sur une sortie dans les salles françaises, comme en 2022 pour le dessin animé Avalonia, l’étrange voyage (Strange World, en anglais) proposé directement sur Disney+.
Le service de streaming peut désormais montrer à ses abonnés des longs-métrages à partir de neuf mois après leur sortie en salle, contre dix-sept mois auparavant. Selon ces modalités, Deadpool & Wolverine, des studios Marvel, sorti à l’été 2024, sera visible dès le mois d’avril sur la plateforme américaine, suivi de Vaiana 2 et Mufasa.
Un investissement total de plus de 400 millions par an
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M6 consacre plus d’une vingtaine de millions d’euros par an au cinéma français (2022-2024), 27 millions d’euros par an selon nos informations, avec une part de 3,5 % du chiffre d’affaires, mutualisée sur trois chaînes du groupe M6 (M6, W9 et Gulli). Il préachète une douzaine de films par an. En fin de classement, on retrouve la chaîne Arte, avec environ 10 millions d’euros par an pour le cinéma français, et Amazon Prime Video, qui investirait selon nos estimations un peu moins de 10 millions d’euros par an. Le service de vidéo à la demande du groupe de Jeff Bezos négocie actuellement avec la filière cinéma. On attend par ailleurs de connaître les engagements précis du bouquet Max, arrivé en France en 2024, qui indique avoir investi en production bien avant le lancement du service de streaming et promet de continuer à le faire de manière importante.
Si l’on prend la calculette, on peut ainsi évaluer le chèque des diffuseurs au cinéma français à près de 420 millions d’euros par an. « Le cinéma, contrairement au football français, a su réduire sa dépendance vis-à-vis de son principal financeur et diversifier ses sources de revenus pour les années à venir. La situation est aujourd’hui assainie », se félicite un expert du secteur. L’exception culturelle française ne semble donc pas près d’être « cassée », contrairement à ce que suggérait il y a deux ans Justine Triet.